Aquarelles pour Isaac Harari
1.
Si Harari a choisi l’aquarelle plutôt que l’huile, c’est sans doute pour le moindre encombrement : peinture furtive, comme l’oeil, l’armée en campagne, le pillard venu du désert. Vieux routier de l’esquive, de l’ironie, Isaac Harari se défie de ce qui l’alourdirait, de toute tentation du sublime, du sérieux.
Art pourtant rien moins qu’évanescent : l’aquarelle hararienne tient le mur, résiste à l’usure du regard. Un travail s’y poursuit, d’une halte à l’autre, assez mystérieux, et pour l’expérimentateur lui‑même, où l’aquarelle est bien médium, au sens des peintres et des spirites : par elle (se) passent des événements inouïs, qui la transmuent : par quels raffinements, quels dosages tâtonnants à la Palissy les surfaces se minéralisent-elles, se faisant passage du temps, traces d’oiseaux absents, soudaines condensations et saturations ? Formes et matières ici ne sont jamais loin du chaos, du bouillonnement et de l’éclat.
Inlassablement, c’est le même paysage essentiel que peint Isaac Harari. On s’interroge sur cette répétition, qui ne lasse pas. Est‑ce composition musicale, variation sur un thème ? Il y a là davantage et plus profond qu’une virtuosité décorative : comme si le peintre reprenait les choses au départ, réinventant, à travers un illusoire ressassement, les éléments et assemblages premiers de son art ; reposant à neuf le pourquoi et le quoi : que trouvera‑t‑on, par hasard mais aussi par travail, à toujours ainsi tamiser le courant ?
La répétition a son sens dans le paysage lui-même, la négation de la nature. Le visible n’est qu’une carrière à casser, pour construire sa demeure propre : seules existent ici la ville, la maison. Habitées : Harari n’aime pas plus les ruines que les déserts ruraux. Nulle « nature morte » : l’arbre n’est admis que comme parent des hommes, entrelacé aux angles, signe de présence intérieure ; toujours dans la trame des murs et des toits, jamais pour lui‑même. L’amour des terrasses et des parois dit un amour de l’âme, d’une chaleur vitale.
La vie ici se montre et se cache. Il y a du secret derrière ces pans de muraille, comme dans ces cours de Vermeer où feignent de nous introduire, malgré l’opacité de la toile et du temps, des personnages trop ordinaires. Comme dans les architectures du Lorrain ou de de Staël : villes de l’aube, encore dormantes, ou lointaines terres promises. Mais le secret, ne serait‑il pas la ferveur même de la répétition par quoi l’origine se propage, par vibration, émanation ?
Architecture, toujours. Dire que l’aquarelle tient le mur renvoie à la fresque, suggère une monumentalité paradoxale qui dans la miniature demeure : méticulosité et patience, de scribe et calligraphe, solidité et équilibre des masses. Il faut que cela tienne, sûrement, ces élévations parfois d’arches lourdes, de linteaux, d’escaliers qui vont où ? Pour porter qui ? Mouvement ascensionnel. Elan des flèches, du triple saut.
Or l’équilibre n’aurait de saveur (pour l’artiste lui‑même, qu’une longue pratique a rendu apte à toujours retomber sur ses pieds) s’il ne niait la proximité d’une chute : catastrophe et totale démolition qui sont ici partout à l’oeuvre. Harari n’en finit pas de concasser et miner. Evoquera‑t‑on une parenté avec le cubisme, avec Villon ? On ne sent guère de risque, chez ce dernier, que ne se recompose plus le monde une fois morcelé.
Non pas tel quel mais autre. Jamais le peintre ne refait le visible tel quel et c’est pourquoi du blanc double les tracés, comme par la craie du tailleur le drap à couper. Finalement, la ville écroulée ne se relève pas, l’aquarelle se détache de l’être, flotte librement, tapis volant, toile de cirque, soutenant des toits impondérables. C’est le blanc, négateur de tout réalisme, qui est la substance réelle, secrète, de tout cet univers. Villes et maisons ne sont que métaphores de celle‑ci : villes leurres, toujours à l’aube de l’écroulement, à l’heure d’un événement miraculeux, extrêmement passager, qui signifierait leur propre effacement.
Ainsi chaque aquarelle vise‑t‑elle à capter (à créer) un instant, une figure de danse à sa perfection la plus inespérée ; et déjà quelque chose est retombé, d’une pointe à vrai dire extrême, tout est à reprendre, le même élan à retrouver qui s’ignore lui‑même. Peinture forcément répétitive, toujours à chercher quelque chose qui échappe, un mot sur la langue, un accord déjà trouvé et toujours perdu, que le travail seul ne méritera pas.
Est‑ce accord musical, coloré ? Accord avec soi, avec le monde ? La couleur, comme le coeur, est hantée par une intensité. Un ton intime se cherche, cherche à se rappeler. C’est une couleur fanée, usée, humanisée, à l’opposé de toute donnée brute, naturelle. Mauves et bleus précieux, terres de Sienne brûlées, tout est rendu translucide par l’eau, lavé d’une surmatérialité ; porté à son juste rayonnement.
Couleur d’ancienne civilité.
Paris, le 15 août 1985
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2.
Il y a, en ce domaine d’esprit, du végétal, du biologique, la construction à la fois raisonnée et organique d’un renouvellement.
Activité spirituelle, engageant une responsabilité ‑ un monde inexplicablement suspendu au moindre trait, et pas seulement celui du tableau, mais à travers le tableau. Comme si le moindre geste avait un effet quelque part, revenait et résonnait sur son auteur et sur sa sphère, mettait en mouvement des choses près ou loin d’ici, où il importe qu’un équilibre ici soit obtenu, agi ; et aussi, que cet équilibre ne soit pas entièrement l’effet d’un savoir et d’une habileté, mais qu’il intègre (libère) une nouveauté, une découverte, de l’inconnu..
Chaque fois, un recommencement absolu, avec l’anxiété, peut‑être, que rien ne se passe, ou quelque chose au contraire, cet équilibre à la fois et cet étonnement.
D’une année à l’autre, d’une série à l’autre, d’une aquarelle à l’autre, un temps fertile, un accroissement continué de la main, ce que veut dire la main : l’oeil et les matériaux du monde coopérant à y introduire du neuf. Il y faut ce redépart à zéro, un zéro antérieur même à l’enfance, tabula rasa, structures à vide ouvertes sur un non‑être. Les formes ne viennent qu’après, dans la dénomination filiale des Flûtes enchantées où l’artiste reconnaît son amour de Mozart. J’y trouve des cathédrales, des eaux‑fortes anciennes, les illustrations cruelles d’un livre lu enfant. Le vrai est que tout est là de ce qu’a vu et peut-être pas vu Harari, sédimenté dans les taches injustifiables de la couleur : antérieurement à toute parole. Flûtes enchantées comme les longs tuyaux de l’orgue mimant tous les sons de la voix humaine.
Faire le vide pour affronter quoi ? Dans les Flûtes enchantées il y a, chaque fois repris, un combat du clair et de l’obscur, un choc comme au bord du gué où la nuit fait plus qu’affleurer, se sature de traits. Chaque Flûte,minute d’une griffure, désigne ici ou là un centre névralgique, un noeud autour de quoi les êtres s’agglutinent et trouvent leur sens, giratoire, se ramasse, se concentre l’intensité. Etrangement, seule la maîtrise de l’aquarelle permet de laisser passer cela, cette lutte ailleurs entre chien et loup.
A l’inverse de l’Eden d’Eve dont la lumière (faisant vibrer l’universelle harmonie) est une nouveauté, une fraîcheur absolues, puisque tout est à peine créé, ou créé à tout moment, les caravansérails d’Isaac Harari ont une antiquité sans mémoire, antérieure à toute naissance, où rien non plus ne vieillit. De là que partent (passent) les fondateurs de villes.
Paris, le 6 août 1990
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3.
Isaac Harari : à Venise, ou peut‑être à Our en Chaldée.
Depuis longtemps la peinture d’Isaac Harari m’accompagne. Une recherche ; une projection parallèle, perpétuelle ; permanente comme un cinéma de l’enfance.
Dans ces aquarelles je suis chez moi. J’y reconnais un air ancien, ni languissant ni funèbre, un charme secret ; une dominante colorée au musicale.
J’ai toujours connu Isaac Harari. Il vient d’Alep, via Le Caire. Mais peut‑être aussi du Caire via Alep. Egypte et Syrie. Nous nous sommes rencontrés dans des siècles précédents, plusieurs fois ‑ dans quel souk, quel désert ? Et là, de quelle Chaldée venus ?
Dans le désert se fondent les origines. C’est un creuset.
Que représente la peinture, pour un Juif si près de l’origine ? antérieur à la diaspora, antérieur à la coupure de Sfarad et d’Ashkénaz, à l’occident, resté là ? Quelles origines plus anciennes convoque-t‑il à la surface du tableau ? Comme un tourbillon, un gouffre plus ancien que l’homme, que la création elle‑même. Un vertige.
Le temps commun de la judéité, de son Histoire, mais de façon cryptique, toujours.
Comme la géométrie que volontairement il estompe. On est loin des lignes accusées de ses aquarelles anciennes. Que les arêtes du monde passent dans l’invisible, comme une structure arachnéenne, filigrane, chiffrée.
Une vue de Venise, quatre fois variée : une corniche, deux piliers, où se résume une ville parfaite.
Le seul nom de Venise.
(Venise, Amsterdam. Villes d’eau autant que de terre, suspendues dans l’entre deux. Villes accueillantes aux exilés, instances de départ.)
L’univoque réel aussitôt effacé. Je lui dis en entrant : j’ai pensé voir des tissus de synagogue pragoise. Ou un intérieur de synagogue, avec armoire et rouleaux, grenades d’argent, rimmonim, coiffant les rouleaux de la Loi. D’autres y lisent une Pompéi apocryphe.
Espace ou surface, vide ou plein ? L’ambiguïté du vide et du plein, qui est dans le tableau, dit la création elle-même, un travail toujours incertain de soi, peinture ou sculpture, où peindre est aussi gratter, graver, enlever ‑ mettre et enlever.
Parchemins palimpsestes, écriture périlleuse dont le scribe doit conserver en même temps que détruire, effacer sans s’effacer lui‑même
Parfois, oui, il se sent découragé, se voit tari, puis ça repart toujours, à un moment ou à un autre… La création comme respiration, l’expiration appelant l’inspiration, le plein le vide. Inspiration, aspirations, exsufflation.
Contraction, pour que vide il y ait. Dans le vide, naît quelque chose, un monde. Tsimtsum.
Le père d’Isaac Harari était‑il cabaliste? Des choses paraissent qui s’étaient dites dans des générations précédentes, se redisent, se complètent. Nulle rupture. Un chant, une écriture obstinée. Ostinato rigore. Le tableau continue le Livre, inscrit et justifie le scribe.
Une peinture vraiment profonde. Qu’est‑ce, en peinture, que la profondeur ? Une ouverture, une disponibilité infinie à la lecture, à l’identification, la mienne aussi bien.
Ou peut‑être, la capacité de toucher à l’évidence, à l’unique au contraire. Un paysage de Corot, un enfant de Chardin qui joue au toton. Quelque chose d’irremplaçable. Une image a trouvé sa place, son tikkoun, dans la représentation.
Toujours la cabale : un monde de beauté a volé en éclats un jour, à réparer, reconstituer comme un puzzle, comme les puzzles de Perec.
Profondeur, au coeur et tout au fond de l’espace spirituel, du secret, du toujours là.
Des choses viennent de là‑bas, de l’origine, qui trouent et accompagnent la superposition des couches, des strates.
Une image dans le tapis, quelque chose à déchiffrer, comme dans les images magiques.
Dans le métro, les affiches collées les unes sur les autres, se décollant par plaques irrégulières.
D’où vient que l’imaginaire ait l’air réel ?
De même que le bon peintre, fuyant et variant l’à‑plat, fait vibrer le mur coloré, Isaac Harari donne aux siens la vibration du temps qui s’écoule.
Ce n’est pas, même s’il use, un temps destructeur. S’il détruit, ce ne sont que des arêtes trop vives. Emousse les angles, varie à l’infini, civilise. C’est le temps qui a fait Paris, Venise et Prague.
Le temps de la nature reprenant le temple construit dans la jungle. Humanisant l’oeuvre contre l’homme lui-même, estompant la violence originelle de la création, pierres qu’on brise, couleurs pures. Ce qui n’empêche la couleur hararienne d’être vive, comme celle des Byzantins. Une vivacité de vieille ville ensoleillée. Lumière sur Our.
Eloge du temps qui enlève et redonne, dans la succession des générations. C’est pourquoi Harari estompe et gratte inlassablement, sans crainte de crever le papier. Une imitation du temps créateur.
Tel peut‑être l’enjeu.
Paris, le 10 juillet 1996