L’école de dessin
Pourquoi, tout-à-coup, pensé-je à l’avenue Madier de Montjau à Valence, (et qui était-ce, Madier de Monjau ?), à un endroit précis, celui où s’embranchait une petite rue qui allait vers la place du marché ; arrivé là on pouvait tourner à gauche vers une autre place plus petite, la place des Clercs, où s’ouvrait la cathédrale ; ou prendre à droite la vieille rue qui menait aux halles ; le nom de cette vieille rue n’était-il pas justement « Vieille rue » ? Dans cette rue Bonaparte avait logé, quand il n’était encore qu’un étudiant à l’école militaire ; on avait mis une plaque pour rappeler la chose ; Valence en tirait de l’orgueil. Dans la même rue il y avait un magasin de disques et deux librairies, l’une petite et l’autre grande ; un peu plus haut, à l’angle d’une autre petite rue, un magasin de pantalons à l’enseigne des « Classes laborieuses »; cette petite rue-là menait au théâtre.
Très souvent cela m’arrive : tout à coup un endroit se rappelle à moi à Valence. C’est comme si le plan de la ville était toujours présent à mon esprit ; sur ce plan je me revois, de l’enfance à l’âge adulte, avec tout ce qui m’est arrivé à tel et tel endroit, de l’école maternelle à la classe de philosophie au lycée Émile Loubet, circulant comme sur les cases successives d’un jeu de l’oie, grandissant au long des années.
La petite rue au début de l’avenue Madier de Montjau, je l’ai prise un jour pour aller à l’école d’art de la place du marché. J’étais en classe de sixième, et ma mère avait remarqué, sans doute, que j’aimais dessiner et colorier ; je revois la grande salle où l’on nous fit entrer, et où ma mère me laissa bientôt. Les volets étaient fermés, la lumière me parut étrangement faible ; ces volets fermés en plein jour me frappèrent, le souvenir s’attacha à ce détail comme à un mystère définitif ; quand je passerais place du Marché, des années durant, je remarquerais les grilles de fer, les volets fermés de l’école de dessin.
Je me rappellerais aussi ma déception : des enfants couvraient d’immenses feuilles de papier de couleurs pures qu’ils prenaient dans de grands bols où ils trempaient leurs pinceaux ; des jeunes gens dessinaient ou peignaient, assis ou debout devant des chevalets, ils ne quittaient pas des yeux un modèle vivant, à quelque distance, que je ne vis pas bien, et que j’ai peut-être inventé ; je ne méritai d’être placé ni dans un groupe ni dans l’autre, on m’installa devant une construction ennuyeuse, un cube et une boule, tous deux de bois, qu’on me dit de bien reproduire, avec toutes les ombres que je verrais ; ma mère avait dit au professeur, sans doute, que j’étais en sixième ; je n’avais plus droit aux belles couleurs, pas encore au modèle vivant ; il me faudrait patienter de longues années, c’était comme un désert à traverser, une zone sans fin quoiqu’intermédiaire.
Musique
C’est à ma mère que je dois d’avoir appris à jouer d’un instrument ; je n’ai pas fini de regretter de n’avoir pas persévéré ; écouter de la musique tout le temps ne remplace pas d’en faire ; ce fut d’abord le violon, puis le piano. Contrairement à mon père, ma mère venait d’une famille bourgeoise où les enfants apprenaient la musique ; elle avait eu en Pologne un oncle soliste renommé ; son frère le plus jeune avait été un trompettiste classique. La musique était dans sa famille une tradition immémoriale, qu’elle voulait qui se continuât ; je ne sache pas qu’elle-même eût jamais appris à jouer ; mais elle se plaisait, à la radio, à écouter du Bach ou du Beethoven, quand mon père du moins n’était pas là ; il trouvait insupportables la musique baroque, et en général une musique où il n’y avait que des sons instrumentaux et pas de voix humaine ; c’était un monde trop occidental qui ne l’intéressait, ne le touchait pas.
J’avais l’oreille juste. Dans les dictées musicales, je faisais peu d’erreurs ; notre professeur de musique de sixième et de cinquième, qui nous faisait apprendre des chants, me confiait le rôle de premier chanteur : il jouait l’air sur son violon, je le chantais avec les paroles, le reste de la classe suivait. C’est ainsi que j’appris, en même temps que je le faisais apprendre à mes camarades, le premier couplet de la Marseillaise ; nous le chantâmes en chœur, cette année-là et l’année suivante, à la salle des fêtes de la ville, au début de la distribution des prix. La distribution des prix était alors, pour chacune, je suppose, des écoles de la ville, à la fin de l’année scolaire, une cérémonie importante ; s’agissant du lycée de garçons, et la ville étant chef-lieu du département, il y avait ce jour-là sur la scène de la salle des fêtes des personnalités importantes. Premier chanteur et chef de chœur, j’étais aussi le premier de la classe ; je m’entendais nommer à tout instant, au titre de premier ou de second prix, au pire de premier accessit ; aussitôt entendu mon nom je me levais, et marchant avec dignité, traversant des foules de regards d’ailleurs indifférents sans regarder moi-même à droite ni à gauche, je me dirigeais vers les quelques marches qui faisaient accéder à la scène ; un surveillant m’accueillait, me précédait, me confiait au préfet, à quelque dame âgée et bienveillante, à un notable quelconque ; le même surveillant confiait aussi à cette personnalité les livres qui m’étaient destinés, réunis par un ruban ; c’est elle, cette personnalité, qui me remettait le paquet, non sans y avoir jeté un coup d’œil et avoir prononcé quelques mots : j’étais dûment félicité, pour les bonnes notes qui me valaient une telle récompense, pour la chance que j’avais de recevoir des livres qui m’instruiraient en même temps qu’ils me divertiraient. Hélas ! Les livres qu’on m’offrait n’étaient que rarement divertissants ; ils étaient offerts au lycée, appris-je un jour, par des libraires de la ville qui se débarrassaient de leurs invendus. Le seul livre alors reçu que je me rappelle avoir lu et regardé avec plaisir était une mince monographie des Massacres de Scio, avec collée sur une page intérieure une toute petite photo en couleurs de l’immense tableau de Delacroix. C’est la seule fois où je ne fus pas déçu. Je ne pus lire très avant, par exemple, un autre livre dont le souvenir me revient, histoire d’un garçon de mon âge découvrant dans la forêt amazonienne l’existence d’un tatou géant capable d’ingérer en un rien de temps, d’une seule aspiration de son appendice nasal, tous les habitants d’une immense fourmilière, de toutes les immenses fourmilières avoisinantes ; les sciences de la nature, déjà, m’intéressaient peu, je n’avais dans ce domaine ni prix ni accessit. Tous les autres échantillons (des invendus, donc, il semble) que je reçus alors de littérature destinée à la jeunesse me tombèrent des mains ; je ne me rappelle pas qu’on m’ait offert ces jours-là un seul classique, même un classique que j’aurais déjà eu lu, comme L’île au trésor, Le dernier des Mohicans, Robin des bois, Les mille et une nuits ; je possédais déjà ces livres, je les lisais et relisais, j’aurais pourtant eu plaisir à ce qu’on m’en offrît alors d’autres exemplaires, n’aurait-ce été que pour les échanger contre autre chose, des timbres ou des images ; les livres de prix que je recevais n’avaient aucune valeur marchande, ils n’auraient intéressé aucun de mes amis.