Dans la ville de l’enfance
J’ai lu les premières traductions de Bruno Schulz il y a vingt ans environ, quand elles ont paru. Il entre du hasard là‑dedans, si le mot a du sens, ou l’infaillibilité d’un somnambulisme. Vingt ans Schulz m’a accompagné, et le désir à moi‑même obscur de faire un livre sur lui. C’était deux nouvelles, l’une dans l’Express d’alors, (une seule immense page ) ‑ l’autre dans une anthologie de R.Caillois nommée Puissances du rêve, qu’un ami lui‑même perdu ne m’a pas rendue. (Mais, bien des années plus tard, je l’ai rachetée.)
Deux nouvelles, parmi les plus belles : La rue des Crocodiles, et les Boutiques de cannelle. Ces titres m’enchantent toujours, à l’égal d’autres que je découvris à la même époque : Un jour rêvé pour le poisson‑banane, le jardin aux sentiers qui bifurquent, les deux qui rêvèrent.
Le nom de Schulz se lie ainsi pour moi à ceux de Borges et de Salinger, et à mes années de faculté : mon immaturité se cherchait dans les livres, allait (je le vois maintenant)à des maîtres eux-mêmes immatures, qui contaminaient d’irréalité le monde lui‑même, le recréant à leur image et à la mienne. Quant à Gombrowicz, je l’ai lu même plus tôt que Schulz. (Jamais je n’avais soupçonné, avant d’y aller voir, que tous deux, Gombrowicz et Schulz, aient pu se croiser, même se connaître.)
Mes parents ne m’ont pas donné l’amour de la Pologne, ce serait plutôt le contraire. L’âme slave, la mazurka et la polka, le romantisme, la révolte contre le czar et la Russie, très peu pour nous. J’aurais plutôt été pour les Russes, par tradition familiale, par sens esthétique : voir les Polonais dérisoires d’Ivan le Terrible, de La Maison des morts. Il ne s’agit pas que d’esthétique : mon père a toujours craché, métaphoriquement parlant, en polonais et yiddish, chaque fois qu’il était question devant lui de la Pologne. Pour tous les gens de ma famille qui ont été assassinés par les Allemands, mes parents (et les amis de mes parents) paraissaient en vouloir davantage aux Polonais. Dans les histoires qui sont en moi (vivant d’une vie propre, indéracinable), des enfants polonais lancent des pierres à mon père ; une famille paysanne le reçoit amicalement, avec ses camarades d’un mouvement de jeunesse, mais tous s’enfuient avant l’aube, crainte d’avoir été reconnus comme Juifs ; l’un de mes grands-pères au moment de l’Indépendance polonaise est jeté d’un train sur la voie, l’autre grand‑père a la barbe arrachée, ma mère échappe de peu à des poursuivants. Ciseaux et pierres. Et après la guerre, derechef : en 1946, mon oncle est revenu de Russie en Pologne juste pour le pogrom de Kielce ; tout de suite il est reparti. Tous ces récits ont accompagné mon enfance. Récits pleins de ressentiment, à l’égard d’hôtes oublieux des devoirs de l’hospitalité, et de la simple humanité. Polonais, Ukrainiens, Cosaques : symbole de la haine la plus brutale, la plus bestiale.
Pourquoi fait‑on un livre sur un autre livre, sur un auteur ? Je ne suis pas sûr de le comprendre.
Celui‑ci me touchait de façon particulière. Ayant lu La rue des Crocodiles, je voulus savoir de mon père s’il avait entendu parler de Schulz, de Drohobycz. Monsieur Klajnberg était de Drohobycz, telle fut la réponse. M. Klainberg habitait un taudis dans les vieux quartiers de ma ville ; il avait une femme malade, perpétuellement échevelée, avec un nez en bec d’aigle et une bouche ridée de vieille ; deux filles étranges qui s’appelaient Riwka et Maud. « A Galizianer, un Galicien », disait mon père. Un ivrogne, qui buvait l’argent du ménage avec des balayeurs russes. Je ne sais comment M.Klajnberg, sa femme et ses filles se sont effacés de la ville, de la vie, de mon souvenir. Les parents sont morts, les filles sont en Israël. Quand avons‑nous cessé d’aller prendre le thé chez eux, dans les quartiers bombardés de la ville?
Schulz et son livre, à peine découverts, tissaient une toile tout autour de moi. C’était quelqu’un de chez nous, un peu plus au Sud seulement de la Pologne, une présence suffisamment établie parmi les amis de ma famille, la vieille ville, la conversation infinie et informe, franco‑polono-yiddish, sans cesse passant d’une strate à l’autre, du passé au présent, qui m’entourait de toutes parts, m’isolant du reste du monde, reconstituant vaille que vaille un autre monde. Ayant commandé et fait venir le Traité des mannequins, (ce qui portait ce titre chez Denoël, sorte d’anthologie provisoire des récits de Schulz que la publication des récits complets a rendue nulle et non avenue, sans pourtant l’annuler matériellement dans les rayons des amateurs, la renvoyant ainsi à un degré inférieur de réalité), j’ai fait relier le livre chez un petit artisan qui était aussi bouquiniste, dans le même vieux quartier : c’est le seul livre que j’aie jamais fait relier, avec la Délie de Maurice Scève. Cette boutique du relieur avait quelque chose des boutiques de cannelle, qui réunissait aussi la cathédrale et le Palais de Justice proches, concentré de solidité provinciale, de richesse et de puissance, de poussière, de secrète luxure, de transgression. L’odeur des vieux livres me faisait tousser, je lisais en douce, hors du regard du vieil homme occupé à ses presses et à ses colles, de petits érotiques, des symbolistes maniérés. J’ai acheté là, à vil prix, quelques bouquins d’ Henri de Régnier, de Colette, le Jardin des supplices de Mirbeau. (Que Kafka peut-être a lu, comme source possible de la Colonie pénitentiaire. Et Schulz avait lu Kafka, et tous deux allaient au cinéma, écoutaient la radio. Que tout cela est proche de nous.)
Le Traité des mannequins, comme précédemment Les nuits blanches ou L’aleph, modifiaient de façon subtile le décor de ma vie ordinaire, ma propre déambulation. Le parc, la Vieille ville, le pont, le Musée et le Lycée surtout, matérialisaient soudain autre chose, la ville de mon enfance des récits de Bruno Schulz. Et pourtant on était loin de la Pologne. Mais ce qui fait le fond du destin et de l’œuvre de Schulz, ce sentiment de profonde solitude, ne le vivais‑je pas assez semblablement dans ma petite ville à moi : l’impression de n’être ni tout à fait français ni complètement juif, en dehors. Il n’y avait guère alors que quelques Juifs polonais à Valence. Je n’avais de vie sociale (sauf quelques camarades arméniens) que parmi des exilés qui disparaissaient peu à peu ; renvoyé perpétuellement à la proximité de ma famille immédiate, à ce que Schulz appelle quelque part, sans dérision aucune, le « cloaque de la vie familiale ». J’avais à l’égard de mes proches le regard de Schulz, son Père soudé étroitement à l’urinal ne rappelait le mien, quelque peu lunatique parfois, malade furieux et indocile, le dos couvert de ventouses, tempêtant contre le zona, les microbes et le mauvais sort ; et le bock à lavement de la salle de bains. Semblable aussi un désir de fuir n’importe où, désir que je ne comprenais pas, et pas non plus le sentiment d’une absence complète d’issue. Pourtant le vaste monde était là, apparemment ouvert.
Ce livre sur Schulz est né du désir de faire revivre quelqu’un qui m’était proche, un écrivain secret, assassiné. J’ai lu Les boutiques de cannelle comme la voix de ceux qu’on avait tués, et d’abord humiliés en Pologne polonaise : de ma famille parmi eux, celle de ma mère surtout, toute entière restée là‑bas. De ma grand mère Zofia, Ziska la douce, qui était (quand les nazis sont entrés en Pologne) vieille et malade, attristée d’avoir déjà perdu sa fille cadette, du frère aîné et aimé de ma mère, des dix‑huit proches, une famille si nombreuse, si joyeuse, qu’elle avait quittés en 1936 pour ne jamais plus les revoir, vivants ni morts. Et après cela, comment vivre vraiment, comment ne pas toujours porter le deuil de ceux qu’on n’a pas enterrés, dont on ne peut dire la fin ? Comment parler joyeusement de choses et d’autres? Quel silence autour de moi, au fond de toute cette activité de couture et de commerce, de toute cette vie quotidienne de mon enfance, si banale ! Recoller les morceaux, faire parler enfin quelque âme en peine, un dibbouk : quelque chose comme la juiverie polonaise. Qu’il y ait là‑dessous d’étranges images de réincarnation, de possession, c’est probable : peut-être en est‑il toujours ainsi chez !es biographes, même quand ils ne sont pas, comme moi, de souche hassidique. C’est comme si depuis bien plus de vingt ans, avant même que je l’aie lu, au fond de moi, Bruno Schulz demandait à être entendu : non pas, je le vois, comme un mort entre autres, mais comme la voix même des miens. Qu’ai‑je à faire de Witkiewicz, de Gombrowicz ? Ce n’est que ce personnage obscur entre eux deux, son silence, qui ne touchent.